18 mars 2020

Originalité et ampleur du choc : quels sont les ordres de grandeur en jeu ?


Robert Boyer, Ekkehard Ernst et Xavier Ragot répondent



En quoi la crise est-elle originale ?

Ekkehard Ernst (Organisation internationale du travail)
Le choc est totalement exogène et n’est pas le résultat de déséquilibres économiques. L’impact est symétrique sur la demande et l’offre (quoique avec une temporalité différente). L’impact est également fortement incertain (contrairement à un choc pétrolier). La diffusion rapide d’une épidémie s'est produite grâce à la forte interconnexion internationale et au noyau central (la Chine) de l’approvisionnement des chaines de valeur.

Robert Boyer (Centre Cournot, Institut des Amériques)
Les crises précédentes résultaient du déroulement de cycles largement endogènes au système économique : une accélération de l’inflation appelait une remontée des taux d’intérêt à l’époque des Trente Glorieuses, un déficit du commerce extérieur justifiait des politiques d’austérité dans les années 1980 et 1990 puis la libéralisation financière a suscité la succession de bulles spéculatives (de l’internet puis de l’immobilier) dont l’éclatement précipite un retournement de la conjoncture. La crise qui s’ouvre résulte au contraire d’un événement exogène venu d’une Province chinoise. L’émergence d’un virus inconnu se diffuse au monde entier du fait de la mobilité des individus liée à l’internationalisation des échanges et de l’investissement et du tourisme de masse. Pour éviter une explosion de la morbidité et de la mortalité, après quelques hésitations, la plupart des gouvernements décident des mesures de santé publique qui culminent avec les mesures de confinement dont la conséquence directe est une crise économique qui se traduit par de brutaux ajustements des marchés financiers. Ainsi, la séquence est originale, y compris par rapport aux deux chocs pétroliers de 1973 & 1979 : un événement venu d’ailleurs frappe des économies nationales devenues de plus en plus interdépendantes par le commerce, l’investissement, la production, la propriété intellectuelle. Ces économies sont soumises aux jugements d’une finance internationale prône à basculer de l’exubérance la plus débridée au pessimisme extrême.

Xavier Ragot (Observatoire français des conjonctures économiques)
Le choc économique est très différent de celui de 2008 : la crise financière de 2008 a été un choc de richesse négatif (fin d’une bulle immobilière) et une arrêt brutal du financement bancaire et obligataire. Il a fallu du temps pour atteindre une nouvelle valorisation des actifs. La crise actuelle est un choc d’offre et de demande négatif, du fait des mesures de confinement. Ce choc est par nature transitoire (même si les conséquences peuvent être persistantes).


Quelle est l’ampleur du choc ?

Ekkehard Ernst
Une récession au moins jusqu’à l’été voire plus longtemps en fonction de la durée des mesures. Possibilité de réarrangement des chaines de valeur à long terme et introduction de redondances dans le commerce international avec implications pour les coûts de production. Risque d’irruption de crise financière par la suite.

Robert Boyer
Le cœur des économies est affecté (automobile, biens de consommation, transport, services, commerce, tourisme…) et ce, dans le monde entier. Cependant, le coût correspondant est très difficile à estimer, précisément en fonction de deux grandes inconnues : d’abord et surtout la durée de la pandémie que les recherches ne permettent pas encore de cerner, ensuite la réaction des opinions publiques aux mesures de confinement et aux massifs programmes publics de soutien de l’activité. Deux incertitudes radicales entrent en synergie : les caractéristiques du virus et l’impact de politiques jamais expérimentées.

Xavier Ragot
Le choc qui va secouer l’économie mondiale n’a pas de précédent au cours des 70 dernières années. La chute la plus importante de la croissance sur un trimestre avait été de l’ordre de 5% au printemps 1968. Pendant la crise de 2008, la chute de la croissance trimestrielle était de 1,6% au plus. Dans ce cas, la chute est de 10% à 30% sur un trimestre, avant un rebond possible. L’incertitude sur l’ampleur de ce choc économique reste élevée pour d’évidentes raisons sanitaires. Les mesures de confinement vont affecter de manière bien plus importantes certaines branches de l’économie, comme le commerce ou les arts et les spectacles.


Quels sont les ordres de grandeur en jeu ?

Xavier Ragot
Pour donner un ordre de grandeur, si l’État devait payer la moitié des salaires des entreprises pendant un mois et demi, cela représenterait un coût de 50 milliards d’euros, soit une hausse de la dette publique de 2,5% du PIB environ. Ce montant est cohérent avec les annonces de Bruno le Maire, qui a évoqué des coûts possibles pour les finances publiques de dizaines de milliards d’euros. De telles hausses de dettes publiques, même multipliées par deux (par le jeu des stabilisateurs automatiques) sont largement absorbables par les marchés financiers. En effet, en cette période l’épargne mondiale va augmenter substantiellement, ce que l’on perçoit par la chute actuelle des les taux d’intérêt (voir les taux aux E.U. aujourd’hui). Pour mémoire, la hausse des dettes publiques après la crise de 2008 a été de 30% en France et dans de nombreux pays. Le budget européen actuel n’est pas à la hauteur des enjeux nécessaires. La Commission européenne a essayé de définir une politique budgétaire en utilisant les montants non engagés des fonds structurels. Ces montants sont trop petits pour avoir un impact significatif, vu l’urgence de la situation. Si la Commission avait une capacité d’endettement propre, elle pourrait contribuer au financement d’actions sanitaires ciblées. Ce n’est pas le cas.

Ekkehard Ernst
De -5 à -10% de croissance dans les pays de l’OCDE en 2020 ; reprise faible en 2021 ; reprise de l’inflation sur un horizon de dix ans.
Robert Boyer
Au fil du temps, les estimations pointent de plus en plus vers une chute de l’activité mesurée par le PIB. A ce titre l’évolution en Chine est éclairante car on dispose d’un peu plus de recul puisque c’est le premier pays qui subit l’épidémie et met en œuvre un confinement, qui tend à devenir la règle dans un nombre croissance de pays. Les deux premier mois de 2020 voient la production industrielle baisser de 13,5%, les ventes de détail chutent de 20.4% et l’investissement fixe de 24,5%. On observe en outre des évolutions très contrastées selon les secteurs.


Quelle doit-être la réponse budgétaire ?

Robert Boyer
Le 17 mars 2020 est marqué par une surprenante convergence des plans de la France, des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Il importe de mobiliser toutes les capacités des Etats pour éviter l’effondrement économique et financier. Les mesures des Etats-Unis sont inédites : une dépense publique de 850 Milliards de dollars, le versement en urgence, d’une somme de 1.000 dollars à tous les citoyens, facilités de refinancement des banques et même des entreprises, y compris par rétablissement de l’escompte papier, « quoi qu’il en coûte » selon les dirigeants des trois nations. Quelle sera la capacité du volontarisme monétaire (le « quantitative easing » de 2008 renouvelé en 2020) puis de la dépense publique à compenser des obstacles structurels dans la production et la formation de valeur ? Que se passera-t-il si la perte est permanente du fait de la faiblesse de la récupération productive, si ce n’est un accroissement de la dépendance à l’égard de la dette, indice d’un écart persistant entre anticipation d’une reprise de la croissance et ralentissement durable, et non pas investissement dans l’avenir.

Ekkehard Ernst
La réponse doit être du même ordre que la chute du PIB et l'objet d'une coordination au moins au niveau européen, en l'absence d’une plus forte réponse (possible) de la part des banques centrales.
Xavier Ragot
La réponse budgétaire nationale doit être forte et potentiellement non limitée. Pendant le confinement, il faut (en partie) mettre les mécanismes de marché entre parenthèses : il faut partiellement compenser le paiement des salaires. Les premières mesures mises en place dans de nombreux pays vont dans le bon sens, qui est celui d’une socialisation partielle et temporaire des salaires. Le chômage partiel est un outil puissant, qui doit compenser intégralement les salariés.

Que doit faire la France ?

Robert Boyer
La France n’a pas la maîtrise de la stratégie de la BCE, ce qui l'empêche de monétiser le surcroît de dépenses publiques comme cela est possible aux Etats-Unis. En Allemagne, l’opinion publique semble par ailleurs durablement bloquer la mutualisation du surcroît de dette en réponse à la menace du coronavirus. Une autre inquiétude porte sur la faiblesse du système productif qui risque de pâtir de l’arrêt d’activité lié à la phase de confinement. Il ne faut pas sous-estimer la nécessité d’un investissement offensif préparant l’avenir. Une bonne nouvelle cependant : le financement massif du travail partiel, inspiré de la politique allemande en 2008, peut éviter une explosion du chômage, ce qui rend possible un autre choix que la flexibilité défensive fondée sur la précarisation et les concessions salariales.
Ekkehard Ernst

La même chose que ce que je propose ci-dessus, dans le cadre d'une grande coordination avec les partenaires européens, notamment avec l’Allemagne et l’Italie.
Xavier Ragot
Des dispositifs d’aides à la trésorerie des PME et des entreprises de taille intermédiaires doivent éviter les faillites pendant la période de confinement. Ces dispositifs ne suffiront pas pour deux raisons.
  • De nombreux salariés en intérim, en contrat à durée indéterminés ne bénéficieront pas d’un tel système. Une hausse temporaire des allocations chômages et droit des intermittents est nécessaire. Un fonds de solidarité pour les indépendants est en cours de mise en place, tout comme l’assouplissement des arrêts de travail.
  • PME, ETI et même grands groupes vont faire face à ses problèmes de solvabilité et non de liquidité. Il faut empêcher les faillites durant cette période.
  • La participation de l’État au capital des entreprises importantes et en difficulté, comme Air France-KLM est nécessaire.

Que doit faire l’Union européenne ?

Ekkehard Ernst
L’assouplissement des règles de Maastricht, prévu de toutes les manières doit accompagner le renforcement du système de protection bancaire et de l'élargissement de l’analyse de la stabilité financière (marché obligataire notamment).
Robert Boyer
Les obstacles à une stratégie coordonnée à l’échelle européenne sont grands : politiques budgétaires, sociales ou encore de santé publique sont essentiellement nationales, en vertu du principe de subsidiarité. Reste l’arme de la politique monétaire et de fait après avoir hésité, la BCE a annoncé un ample plan de soutien à la liquidité des banques afin d’éviter un effondrement en chaîne du crédit et par voie de conséquence une dislocation de la zone Euro. . La réaffectation des fonds structurels du budget Européen n’est hélas pas à la hauteur du besoin de soutien de l’activité, alors qu’une mutualisation du surcroît de dettes publiques demeure un horizon éloigné car elle suppose l’adhésion du gouvernement Allemand et une révision des traités Européens.
Xavier Ragot
L’Europe doit monétiser les dettes publiques. Les gouvernements ont pris la mesure du choc budgétaire à venir, et les traités européens permettent une action rapide. Les critères de Maastricht seront suspendus cette année du fait de la situation exceptionnelle. L’inquiétude vient maintenant de la politique monétaire. En effet, la BCE a réalisé des maladresses de communication qui montrent qu’elle n’a peut-être pas encore saisi l’amplitude du choc à venir. En effet, il faut que ces dettes additionnelles soient achetées par la BCE : la lutte contre le virus doit être financée par création monétaire. Cette monétarisation est nécessaire et utile. Premièrement, elle éviterait une hausse du coût de la dette pour les pays européens les plus fragiles, comme l’Italie. Il faut isoler les pays des paniques financières pour leur donner les moyens de lutter contre la diffusion du virus. Il n’y pas de raison que l’Italie paie la lutte contre le virus plus chère que l’Allemagne. Le rôle de la BCE est d’empêcher les écarts de taux d’intérêt sur les dettes induites par la lutte contre le SRAS. La remontée des taux d’intérêt italiens après la communication de la Banque Centrale va coûter 2 milliards au budget italien, à un moment où ces milliards seraient bien mieux utilisés ailleurs. La timidité de la BCE tranche avec le volontarisme de la banque centrale américaine qui vient d’annoncer un plan de rachat de la dette publique américaine de 500 milliards de dollars, soit 2,5% du PIB américain. Ensuite, il faut dès maintenant se projeter sur l’après-crise. Le rachat par la Banque centrale des dettes publiques additionnelles revient à soutenir le revenu par création monétaire. Cette dernière augmenterait tout d’abord le taux d’épargne de ménages, qui ne peuvent consommer car ils sont confinés. A la fin de l’épidémie, les ménages consommeront de nouveau de manière importante. Les entreprises encore convalescentes vont alors faire face à une relance par la consommation forte, stimulant l’économie et créant de saines tensions inflationnistes, dont on manque aujourd’hui. A ce jour, il est difficile de dire si un plan de relance additionnelle sera nécessaire. Cela ne sera pas le cas si la compensation des revenus est bien faite. Il serait plus judicieux de prévoir dès aujourd’hui un plan de soutien de l’investissement pour la transition énergétique qui soit compatible avec la relance de l’activité à l’horizon de quelques mois. L’émergence de l’urgence sanitaire ne doit pas cacher la permanence de la question environnementale. Il faut construire un programme de rachat par la BCE plutôt que le Mécanisme européen de stabilité. Les possibilités de monétisation des dettes publiques sont de deux ordres. La première est un programme d’achat de dettes publiques additionnelles limitées dans le temps, sans clef de répartition explicite. Le second est l’activation des Transactions monétaires fermes (Outright monetary ransactions) après l’ouverture d’un financement inconditionnel par le Mécanisme européen de stabilité pour la zone euro. Dans la mesure où 1) il s’agit d’un problème temporaire de liquidité et non de solvabilité 2) il faut lutter de manière urgente contre l’écart de spreads entre les États. Il faut privilégier la première option.

Les finances locales d'un choc à l'autre : une géographie des crises

Étude Cournot publiée dans Les Cahiers de recherche de la Caisse des Dépôts Auteur : Jean-Philippe Touffut (économiste, Directeur du Centr...