29 sept. 2020

Été 2020 : des niveaux similaires de chômage en Europe et aux États-Unis ?

Les dynamiques du travail et de l'emploi dans la crise : actualisation

Bernard Gazier

Suite à la crise sanitaire et aux mesures de confinement, les profils d’évolution de l’emploi et du chômage ont radicalement différé au printemps 2020 de part et d’autre de l’Atlantique. 

I. Des baisses de production et d’heures travaillées généralisées mais inégales

La contraction de la production a été d’une ampleur inédite depuis la seconde guerre mondiale, mais différenciée selon les pays (OECD 2020c, p. 3) :

Source : OECD Economic Outlook
Figure 1 : 2020 2e trimestre (% par rapport au 2019T4) PNB et consommation privée
Remarque : d'après les données trimestrielles disponibles pour chaque pays. La consommation privée n'est pas disponible pour la Chine.

Il est utile de la relier à l’évolution du total des heures travaillées durant le second trimestre 2020. Selon la rigueur et la durée des décisions de confinements, elle a considérablement varié (OECD 2020c, p. 5) :



Figure 2: Nombre total d'heures travaillées (variation en % par rapport au premier trimestre de 2020)

Le recours aux dispositifs de chômage partiel a été très fréquent (sauf aux États-Unis) et notamment en Europe, mais d’ampleur très inégale (OECD 2020a p. 36). Pour une comparaison entre les dispositifs, voir ETUI (2020) et OECD (2020b).


Source : Sources nationales, pour plus de détails voir : OECD (à paraître), « Job retention schemes during the COVID19 crisis and beyond »
Figure 3 : La participation aux programmes de maintien dans l'emploi a été massive dans certains pays
Candidatures approuvées et participants effectifs aux programmes de maintien dans l'emploi en pourcentage des salariés dépendants
Remarque : les données à la fin mai sauf pour le Luxembourg et la Suisse (fin avril).
États-Unis: les données se réfèrent à la participation à des régimes de rémunération de courte durée. L'Australie, le Canada, l'Irlande, les Pays-Bas et la Nouvelle-Zélande appliquent des régimes de subventions salariales, qui ne sont pas conditionnés à la réduction du temps de travail (voir la section 1.3.2). Les taux de participation sont calculés en pourcentage d'employés dépendants au T4 2019.

Il en résulte des profils nationaux ou régionaux d’ajustement de l’emploi qui diffèrent de façon marquée.

II. Les États-Unis

Aux États-Unis, en l’absence de chômage partiel, les mouvements simultanés des trois variables que sont le taux de chômage, le taux d’emploi et le taux d’activité ont été brusques entre mars et mai : hausse du chômage jusqu’à près de 15%, baisses des taux d’emploi (de 8 points) et d’activité (de 3 points). La fin du printemps et le début de l’été ont vu une rapide décrue du chômage, qui reste toutefois à un niveau historiquement élevé pour les États-Unis, de l’ordre de 8% en août, et des rattrapages partiels pour les taux d’emploi et d’activité. Les données ici présentées sont celles du Bureau of Labor Statistics, recueillies début septembre 2020.

Taux de chômage USA : après la flambée, la redescente

Source : Bureau of Labor Statistics des États-Unis
Figure 4 : Taux de chômage des civils, désaisonnalisé
Remarque : La zone grisée représente la récession, calculée par le National Bureau of Economic Research. Les personnes dont l'origine ethnique est identifiée comme hispanique ou latino-américaine peuvent être de n'importe quelle race.

Taux d’emploi USA : une très forte flexion, de 8 points, et un rebond immédiat mais partiel

Source : Bureau of Labor Statistics des États-Unis
Figure 5 : Emploi; ratio de population, désaisonnalisé
Remarque : La zone grisée représente la récession, telle que déterminée par le National Bureau of Economic Research.

Taux d’activité aux États-Unis: une flexion de 3 points et un rebond qui marque le pas.

Source : Bureau of Labor Statistics des États-Unis
Figure 6 : Taux de participation de la population active civile, désaisonnalisé
Remarque : La zone grisée représente la récession, telle que déterminée par le National Bureau of Economic Research.

III. L’Union européenne

Les profils moyens de l’Union européenne diffèrent fortement de ceux des États-Unis.

Union européenne : une montée limitée et tardive du taux de chômage

Source : Eurostat 
Figure 7 : Taux de chômage EU-27, EA-19, désaisonnalisés, janvier 2005 - juillet 2020

A la différence des États-Unis, la trajectoire du taux d’emploi en Europe s’inscrivait dans une tendance à la croissance. Il devrait perdre trois points en 2020 avant de rebondir partiellement (ESDE (2020), p. 24).


Source : Eurostat, LFS (lfsi_emp_al. Commission printemps 2020 et Commission automne 2019 Economic Forecast, et calculs EMPL).
Figure 8 : Le lieu où la croissance du taux d'emploi ralentissait en 2019, avant d'être frappé par la crise.
Remarque : Prévision est calculée avec l'estimation de la croissance de l'emploi et en supposant une taille de main-d'œuvre similaire.

Le niveau atteint sur le graphique semble élevé, en comparaison avec le graphique américain présenté ci-dessus. Mais les définitions ne sont pas les mêmes. Sur la base de définitions comparables il reste inférieur à celui des États-Unis. (Voir annexe)

L’évolution récente et détaillée du taux d’emploi dans l’Union européenne n’est pas disponible. 

L’évolution très récente du taux d’activité n’est, elle aussi, pas disponible actuellement pour l’Union européenne. Durant les années précédentes, c’est un taux qui est en constante ascension jusqu’en 2019 (voir annexe).

IV. Les profils dans quelques pays européens


i. France : un choc important et un recours massif au chômage partiel

France : une baisse en trompe-l’œil du chômage (Insee, Informations rapides 13 août 2020, n° 2020 – 203) : l’ajustement a reposé massivement sur des entrées dans le dispositif de chômage partiel, ici repérés par une hausse du « sous-emploi ». En mai 2020 les autorisations portaient sur 11,3 millions de travailleurs soit 48% des travailleurs (ETUI 2020), dont 9 millions ont effectivement bénéficié du système.

Source : Insee, enquête Emploi
Figure 9 : Du chômage à la contrainte sur l’offre de travail : parts parmi les participants (emploi, chômage, halo) au marché du travailler
Champ : France hors Mayotte, population des ménages de 15 ans et plus

Les « participants au marché du travail » comprennent ici trois catégories : les chômeurs au sens du Bureau international du travail  (BIT) (sans emploi, recherchant un emploi et immédiatement disponibles) ; les personnes qui souhaitent travailler mais sont « classées » inactives parce qu’elles ne sont pas disponibles ou parce qu’elles ne recherchent pas activement un emploi, c’est le « halo du chômage » au sens de l’Insee ; et enfin les personnes en situation de « sous-emploi », usuellement les personnes en temps partiel contraint, auxquelles s’ajoutent ici les bénéficiaires du « chômage partiel ».

En France, le taux d’emploi baisse de 1,6 points à 64,4% après une période de stabilité au premier trimestre. Mais la baisse est plus marquée pour les jeunes :

Source : Insee, enquête Emploi.
Figure 10 : Taux d’emploi par âge
Champ : France hors Mayotte, population des ménages, personnes de 15 à 64 ans.

Enfin le taux d’activité, pour lequel l’Insee n’a pas fourni de graphique récent mais produit des chiffres trimestriels, connaît une baisse en deux temps, passant de 71,9% à la fin 2019 à 71,7% au premier trimestre, puis 69,4% au second trimestre. La baisse est donc de 2,5 points. Cette chute est plus prononcée pour les 15-24 ans (-3,0 points entre le premier et le second trimestre) et notamment les jeunes hommes (- 3,5 points).

L’évolution résulte d’une bascule du chômage vers le halo du chômage (chômeurs cessant de rechercher activement du travail) et de personnes restant en inactivité, par exemple, des étudiants privés de leurs « petits boulots ». Il s’agit donc d’un effet « travailleur découragé » du même ordre de grandeur que celui constaté aux  États-Unis.

ii. L’Allemagne : un recours important mais moindre au chômage partiel, et des répercussions limitées

Le recours au chômage partiel a été autorisé à 10 millions de travailleurs, soit 27% du total (ETUI, 2020).

Le taux de chômeurs inscrits augmente de 1,5 point selon la Bundesbank :

Source: Deutsche Bundesbank
Figure 11: Chômage selon la section 16 du Code de la sécurité sociale III / Allemagne / du Code de la sécurité sociale III et du code de la sécurité sociale II Taux / Correction des effets de calendrier et désaisonnalisé / Pourcentage

La hausse du taux de chômage au sens du BIT reste contenue, passant selon Destatis de 4,9% en décembre 2019 à 6,4% en août 2020 (Graphique OCDE 2020d).

Figure 12 : Taux de chômage (pourcentage de la population active)

On observe une chute limitée de l’emploi, plus forte pour l’emploi total que pour l’emploi donnant lieu à cotisations sociales pleines, selon la Bundesbank :

Source : Deutsche Bundesbank
Figure 13: Personnes employées selon le SEC 2010 / Allemagne / Concept domestique / Valeur absolue  / Correction des effets de calendrier et de saisons


Source: Deutsche Budesbank
Figure 14: Salariés soumis à des cotisations de sécurité sociale / Allemagne / Total / Valeur absolue / Correction des effets de calendrier et de saisons

Toutefois, l’évolution du taux d’emploi en juillet 2020 (défini comme la part de la population âgée de 15 à 74 ans qui est en emploi) est plus modeste encore. Il s’établissait à 67,8% selon Destatis, reculant en données brutes de 0,1 point par rapport à juin 2020 et de 0,4 points par rapport à juillet 2019.

Il n’y a pas à notre connaissance de données récentes sur les variations du taux d’activité. Défini comme la part de la population âgée de 15 à 64 ans participant au marché du travail (soit en emploi soit au chômage) ce taux a été en croissance régulière de 2010 à 2019, passant de 76,6% en 2010 à 79,2% en 2019 (Statistique de l’OCDE).

iii. Le Royaume-Uni : un choc très important amorti

En dépit d’un choc sur la production de très grande ampleur, le taux de chômage reste à un niveau très faible et le taux d’emploi se maintient (ONS 2020a et b) :


Source : ONS 2020a, p. 8
Figure 15 : À gauche - Emploi (tous âgés de 16 à 64 ans). Changement trimestriel : 0,1 pps / Changement annuel : 0,4 pps.  À droite : Chômage (tous âgés de 16 ans et plus). Changement trimestriel : 0,2 pps / Changement annuel : 0.3 pps.

Ces résultats sont obtenus grâce à l’usage important et rapide d’un dispositif de congé prenant la place du chômage partiel, et évitant comme lui (et à la différence des États-Unis) la mise au chômage des bénéficiaires : le Coronavirus Job Retention Scheme (CJRS) ou « furlough scheme » qui a bénéficié à plus de 8 millions de travailleurs fin avril 2020 et à 5 millions en juillet (les chiffres fournis par l’étude d’ETUI (2020) op. cit. sont plus modestes avec 6 millions de demandes d’autorisations, mais ont été révisés à la hausse depuis (ONS 2020a)).

La stabilité du taux d’emploi inclut toutefois une forte baisse de l’emploi des jeunes :


Source: Office for National Statistics – Labour Force Survey
Figure 16 : Variation du niveau d'emploi au Royaume-Uni par âge (16 ans et plus), désaisonnalisée, entre mai à juillet 2019 et mai à juillet 2020.

Le taux d’activité est quant à lui en hausse régulière, passant de 76,5% en mai - juillet 2010 à 79,8 % en mai - juillet 2020 (Les chiffres fournis par l’ONS, op. cit., sont présentés sous la forme d’un « taux d’inactivité économique » passant de 23,5% en 2010 à 20,2% en 2020).

Source : Office for National Statistics – Labour Force Survey

Figure 17 : Le taux global d'inactivité économique des personnes âgées de 16 à 64 ans a atteint un niveau record de 20,2%, en baisse de 0,6 points de pourcentage sur l'année et de 0,3 points de pourcentage sur le trimestre.
Taux d'inactivité économique au Royaume-Uni (toutes les personnes âgées de 16 à 64 ans), désaisonnalisé, de janvier à mars 1971 et de mai à juillet 2020.

V. Quelques éléments de discussion

On a vu que les profils nationaux différaient d’abord par des intensités différentes du choc sur la production et sur le volume d’heures perdues. Mais les ajustements de l’emploi, ici repérés de manière globale, ont différé d’abord selon la présence ou l’absence de dispositifs de type « chômage partiel ». Le contraste est fort d’abord entre les États-Unis et l’UE zone Euro (EA) en ce qui concerne les taux de chômage. Pour un choc équivalent sur les heures travaillées, d’un côté une hausse de près de 10 points et de l’autre une hausse de moins de 1 point.

Il en résulte un rapprochement ironique et sans doute temporaire entre les deux entités : en août 2020 on observe de part et d’autre de l’Atlantique un taux de chômage de 8%, ceci en dépit de fortes différences dans les autres indicateurs de l’emploi (voir annexes).

Il est possible que par la suite les États-Unis pourront poursuivre la baisse de leur taux de chômage suite aux très importantes mesures de relance mises en œuvre rapidement (stimulus de l’ordre de 10% du PIB) là où l’Union Européenne peut s’attendre à un gonflement du chômage suite au retrait progressif des mesures de chômage partiel et à l’intervention de mesures de relance plus limitées et souvent différées dans le temps. Mais à quel rythme et avec quelles conséquences ? 

Pour aller plus loin, il conviendrait de compléter les mesures et d’affiner les diagnostics nationaux, avant de s’intéresser au destin de différents groupes parmi lesquels se détachent d’emblée les jeunes, au détriment desquels se concentre une bonne part des ajustements européens.


Références

ETUI (2020), « Ensuring Fair Short-Time Work –  A European Overview », Policy Brief n°7, May.

ESDE (2020), Employment and Social Developments in Europe. Leaving no one behind and striving for more: fairness and solidarity in the European social market economy, European Commission, Luxembourg: Publications Office of the European Union, September.

INSEE (2020), Informations rapides, n°2020-203, 13 août.

OECD (2020a), Employment Outlook, July.

OECD (2020b), Job Retention Schemes During the COVID-19 Lockdown and Beyond, August.

OECD (2020c), Coronavirus: Living with Uncertainty, OECD Interim Economic Assessment, 16 September.

OECD (2020d), OECD Employment Outlook 2020. How Does Germany Compare? September.

Office for National Statistics (ONS) (2020a), Labour Market Overview, UK: September 2020. Estimates of employment, unemployment, economic inactivity and other employment-related statistics for the UK, 15 September.

Office for National Statistics (ONS), (2020b), Employment in the UK: September 2020. Estimates of employment, unemployment and economic inactivity for the UK, 15 September.


Annexe

D’où partent-ils ? Éléments de comparaison avant la crise entre l’Union européenne et les États-Unis.

Taux de chômage (ESDE p. 30)

Source : Eurostat [une_rt_a], OCDE et Banque mondiale
Figure A : Jusqu’en 2019, le taux de chômage dans l’UE baissait plus vite que dans les autres grandes économies, bien qu’à un plus haut niveau
Taux de chômage ( % de la population active âgée de 15 ans ou plus)
Remarque : Données modélisées par l’OIT pour la Chine 


Taux d’emploi (ibid.)

Source : Eurostat [lfsi_emp_a], OCDE et Banque mondiale
Figure B : Le taux d’emploi dans l’UE croît à un rythme similaire à celui des États-Unis et du Canada, et plus rapidement qu’au Royaume-Uni.
Taux de chômage, % de la population âgée de 15 à 64 ans.
Remarque : âgé de 15 ans et plus, et données modélisées par l’OIT pour la Chine

Taux d’activité (ESDE p. 31)

Source : Eurostat [lfsi_emp_a], , OCDE et Banque mondiale 
Figure C : Le taux d’activité de l’UE est proche de celui des États-Unis, mais reste loin de ceux du Japon, du Canada et du Royaume-Uni.
Remarque : données modélisées par l’OIT pour la Chine 





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