10 nov. 2020

Ajustements des salaires et de l’emploi dans la crise

Les dynamiques du travail et de l'emploi dans la crise (actualisation)

Bernard Gazier

Nos contributions précédentes ont mis en évidence des évolutions du chômage différentes entre l’Europe et les États-Unis durant la crise du coronavirus : aux États-Unis, flambée du chômage au printemps 2020 puis redescente rapide mais incomplète à l’automne ; en Europe, hausse modeste du chômage au printemps et poursuite de cette montée largement contenue à l’automne. A l’origine immédiate de ces différences, l’extension rapide dans la plupart des pays européens du « chômage partiel », dispositif maintenant le lien à l’emploi tout en assurant une indemnisation de bon niveau. Aux États-Unis, le mécanisme prenant en charge les interruptions de production dues au confinement est tout autre : le « temporary layoff » qui renvoie les travailleurs concernés à l’assurance-chômage avec une simple promesse de réembauche de leur employeur ; les conditions d’indemnisation sont alors moins favorables et la sécurité du retour à l’emploi est moindre.

Au-delà de ces institutions différentes et de leur traduction statistique contrastée, des questions se posent sur les différences plus larges de l’ajustement du travail, de l’emploi et des salaires.

Si l’on oppose à grands traits un mode d’ajustement dominé par la flexibilité externe (aux États-Unis) et interne (en Europe), alors on est conduit à postuler un rôle différent des ajustements salariaux suite à un recul de la production. Le recours à la flexibilité externe est associé au jeu classique du marché, avec une flexibilité des salaires, qui devraient baisser. Tandis que le recours à la flexibilité interne - ici subventionnée par les pouvoirs publics - est censé laisser les salaires inchangés (notons que cette simplification laisse de côté les emplois non standard et faiblement protégés, qui ont été massivement affectés par la crise des deux côtés de l’Atlantique).

L’observation dans la conjoncture du coronavirus montre que la proposition concernant l’Europe est vraie, mais que la première, concernant les États-Unis, a été non seulement démentie, mais inversée: c’est à une hausse brusque et temporaire des salaires nominaux et réels que l’on a assisté. En l’état des statistiques disponibles, voici l’opposition entre les évolutions de salaires constatées en France, et celles qui ont prévalu aux États-Unis.

France

Les salaires nominaux ralentissent légèrement dans un contexte de légère baisse des prix, ce qui maintient la hausse des salaires réels à son niveau d’avant-crise. (Source : DARES « Evolution des salaires de base et des conditions d’emploi dans le secteur privé », DARES indicateurs n° 036, Novembre 2020).

Avertissement : pour le salaire horaire de base et le salaire mensuel de base, le glissement annuel au T1-2020 ne peut être calculé. Le glissement annuel du SHBOE est passé de +1,7 % au T4-2019 à +1,6 % au T2-2020 ; pour le SMB, il est passé de +1,7 % au T4-2019 à +1,5 % au T2-2020.
Champ à partir du 2e trimestre 2018 : salariés du privé hors agriculture, particuliers employeurs et activités extraterritoriales ; France hors Mayotte.
Champ jusqu’au 1er trimestre 2018 : champ précédent hors Drom, hors associations de loi 1901 de l’action sociale et hors syndicats de copropriété.
Sources : Dares, enquête trimestrielle Acerno ; Insee, indice des prix à la consommation.
Figure 1 : Glissement annuel des salaires et des prix à la consommation

Les États-Unis

L’évolution mensuelle des gains horaires nominaux aux États-Unis fait apparaître un pic au printemps 2020 (source : Bureau of Labor Statistics) :


Figure 2 : Salaires horaires moyens  (ensemble des employés), secteur privé.


Pic que l’on retrouve pour les gains horaires réels, inflation déduite (Source : Bureau of Labor Statistics, US Dept of Labor, « Real Earnings – September 2020 », News Release USDL 20 – 1926) :


Figure 3: Variation en pourcentage au cours du mois de la rémunération horaire moyenne réelle de tous les employés, désaisonnalisée, Septembre 2019 - Septembre 2020.

Les salaires réels augmentent brusquement, sur fond de stagnation durable.

Éléments de discussion

Il est amusant d’observer que le bulletin du Bureau of Labor Statistics (BLS) cité ci-dessus et présentant ce dernier graphique le présente sans explication.

La raison de ce pic spectaculaire et temporaire est sans doute la mise en œuvre d’un programme de prêts aidant les petites et moyennes entreprises (effectifs < 500) à payer leurs salariés, prêts non remboursables (devenant donc des subventions pures et simples) si ceux-ci étaient maintenus en emploi : le Paycheck Protection Program (PPP). Mis en œuvre entre le 3 avril et le 8 août 2020, ce programme destiné aux PME a bénéficié à 5 millions d’entreprises pour un montant de 529 Milliards de $. Son montant initialement prévu était de 670 Mds de $. Il s’agit donc d’un programme massif, dont les objectifs étaient explicitement de préserver non seulement l’emploi mais aussi les salaires (au sens large, incluant les cotisations versées) aux niveaux approximatifs (au moins 75% de ceux-ci) qui prévalaient avant la crise sanitaire. 

Selon les premières évaluations, ce programme semble avoir largement atteint ses objectifs : il a été utilisé par 70 % des firmes éligibles et les gains en emploi (plutôt les limitations de pertes d’emploi) par rapport à des entreprises proches mais non éligibles auraient été de l’ordre de 3%. (David Autor et al. “An Evaluation of the Paycheck Protection Program Using Administrative Payroll Microdata”, ADP – MIT July 22 2020; Glenn Hubbard and Michael R. Strain, “Has the Paycheck Protection Program Succeeded?”, BPEA Conference Drafts, September 24, 2020).

Il reste à préciser par quels mécanismes ce subventionnement du maintien de l’emploi a pu mener au pic observé de hausse salariale temporaire, au-delà du gonflement de la masse salariale versée (variations des heures travaillées, composantes du salaire direct ou indirect impactées…)

Aux États-Unis, la flexibilité à la baisse des salaires semble avoir été ainsi fortement contrée et même surcompensée. Salaires non flexibles et évoluant à la hausse et emplois subventionnés aux États-Unis vs emplois et salaires directement préservés en Europe ? La crise du coronavirus rapproche les modes d’ajustement, sans toutefois les confondre.

Un problème de transition se posait à l’automne au sortir de la première vague de confinement. En Europe, il s’agissait de sortir des dispositifs de chômage partiel, tout en les maintenant, moins avantageux, pour les secteurs durablement atteints. Aux États-Unis, la reprise de l’emploi à la rentrée a été moins forte qu’espéré, et certains observateurs ont incriminé l’arrêt trop rapide des subventions salariales via le PPP (Michael Dalton, Elizabeth Weber Handwerker, and Mark A. Loewenstein, "Employment changes by employer size during the COVID-19 pandemic: a look at the Current Employment Statistics survey microdata," Monthly Labor Review, U.S. Bureau of Labor Statistics, October 2020).

La seconde vague de confinement de cet automne va conduire à d’autres mesures de protection et de relance, et on peut malheureusement penser que ce questionnement de sortie de crise ne devrait revenir qu’au printemps prochain.


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